Jean Albert est Avocat et Arbitre International. Il est l’auteur de L’avenir de la justice pénale internationale, 2ᵉ éd., Bruxelles, Bruylant, 21 mars 2024, 620 p. Jean Albert est membre de l’Institut PRÉSAJE
Par un arrêt rendu en assemblée plénière le 25 juillet 2025(1) (ci-après « l’affaire 684 » ou « arrêt 684 »), la Cour de cassation affirme que l’immunité fonctionnelle des agents d’État étrangers ne saurait faire obstacle à leur poursuite devant les juridictions nationales. Cette affirmation s'applique notamment aux crimes de guerre ou crimes contre l’humanité. En revanche, elle confirme dans une décision du même jour(2) (ci-après « l’affaire 685 » ou « arrêt 685 »), que l’immunité personnelle des chefs d’État en exercice demeure absolue. Cet arrêt, s’il respecte les grandes lignes tracées par la jurisprudence de la Cour internationale de Justice (CIJ)(3), introduit une inflexion notable en reconnaissant une exception coutumière à l’immunité fonctionnelle. Il appelle ainsi une analyse critique de ses fondements, de ses effets, et de sa portée. Aussi, cette décision constitue une avancée significative dans l’évolution jurisprudentielle française en matière d’articulation entre les immunités de juridiction des agents étatiques étrangers et la répression des crimes internationaux.
L'affaire portait sur deux mandats d'arrêt internationaux délivrés en France à l'encontre de ressortissants syriens dans le cadre d'une information judiciaire ouverte à Paris pour des faits de complicité de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre. Le premier mandat visait le président syrien en exercice, recherché pour avoir cautionné et dirigé, depuis le sommet de l'État, des actions menées par les services de renseignement syriens à l'encontre de civils. Le second visait un ancien haut responsable de la Banque centrale de Syrie, recherché pour avoir contribué à des actes constitutifs de crimes internationaux par la mobilisation de fonds publics destinés au financement d'appareils de répression.
Ces mandats ont été contestés, au motif que les personnes visées bénéficiaient d'une immunité de juridiction pénale en vertu du droit international. La chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris a partiellement fait droit à ces requêtes : elle a annulé le mandat visant le président, mais confirmé celui concernant l'ancien responsable financier. L'affaire a alors été portée devant l'Assemblée plénière de la Cour de cassation, appelée à trancher la question délicate de l'application des règles d'immunité en matière de crimes internationaux.
Ainsi, la Cour va opérer une distinction entre l’immunité accordée au chef d’Etat et celle accordée au fonctionnaire d’une institution publique. Jusqu’alors la jurisprudence française reconnaissait pleinement l’immunité de juridiction pénale des agents d’un État étranger pour les actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions officielles, même en cas d’allégations de crimes internationaux(4), confirmant que les juridictions françaises ne pouvaient juger des agents d’un État étranger pour des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions : « la coutume internationale qui s'oppose à la poursuite des Etats devant les juridictions pénales d'un Etat étranger s'étend aux organes et entités qui constituent l'émanation de l'Etat ainsi qu'à leurs agents en raison d'actes qui, comme en l'espèce, relèvent de la souveraineté de l'Etat concerné »(5). Et ce, quelle qu’en soit la gravité. Pour la Cour de cassation, il n’y avait pas en 2018 de coutume émergente. La Cour affirmait, il n’y a pas sept ans, « Attendu qu'en statuant ainsi, la cour d'appel, qui a relevé d'une part que le navire, dont l'équipage était commandé et encadré par des officiers de la marine nationale sénégalaise et géré par le ministère des forces armées, qui permettait d'assurer la continuité territoriale du pays, dont une partie était à cette époque sous la menace de révoltes armées, avait coulé en haute mer, d'autre part, que les personnes contre lesquelles il existait des charges suffisantes pour suivre des chefs susvisés agissaient au moment des faits dans l'exercice de l'autorité étatique, en troisième part, qu'en l'état du droit international, les infractions susvisées, quelle qu'en soit la gravité, ne relèvent pas des exceptions au principe de l'immunité des représentants de l'Etat dans l'expression de sa souveraineté, a justifié sa décision »(6). Ainsi, la nature particulièrement grave des faits dénoncés n’est pas de nature à lever l’immunité de juridiction dont bénéficient les agents d’un État étranger pour les actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions officielles. Ceci confirme la jurisprudence constante capturée par l’attendu de principe consacré et répété: « la coutume internationale qui s’oppose à la poursuite des États devant les juridictions pénales d’un État étranger s’étend aux organes et entités qui constituent l’émanation de l’État ainsi qu’à leurs agents en raison d’actes qui relèvent de la souveraineté de l’État concerné »(7).
1. La reconnaissance d’une exception coutumière à l’immunité fonctionnelle
La Cour de cassation affirme que le droit international coutumier autorise désormais les juridictions nationales à écarter l’immunité fonctionnelle des agents d’un État étranger en cas de crimes internationaux. Ce faisant, elle opère une distinction entre immunité personnelle (ratione personae), absolue tant que le représentant demeure en exercice, et immunité fonctionnelle (ratione materiae), dont la portée est désormais limitée dans le champ du droit pénal international.
L’immunité personnelle (ratione personae) s’attache à la fonction et protège les titulaires des plus hautes charges de l’État — chef d’État, chef de gouvernement, ministre des affaires étrangères. Elle est absolue et couvre aussi bien les actes officiels que privés pendant la durée du mandat. Cette immunité se fonde sur la dignité de la fonction et sur le principe d’égalité souveraine des États, qui interdit de soumettre les représentants d’un État à la juridiction d’un autre(8). L’arrêt de la Cour internationale de Justice dans l’affaire Mandat d’arrêt du 11 avril 2000 en a donné une illustration emblématique, affirmant « qu’il est clairement établi en droit international que, de même que les agents diplomatiques et consulaires, certaines personnes occupant un rang élevé dans l’Etat, telles que le chef de l’Etat, le chef du gouvernement ou le ministre des affaires étrangères, jouissent dans les autres Etats, d’immunités de juridictions tant civiles que pénales»(9). Toutefois, cette immunité s’éteint à la fin du mandat.
L’immunité fonctionnelle (ratione materiae) ne vise pas la personne mais l’acte. Elle couvre tout agent de l’État, du plus haut dignitaire au fonctionnaire subalterne, pour les actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions, et elle subsiste même après la cessation de celles-ci(10). L’idée est que ces actes ne sont pas imputables à l’individu mais à l’État lui-même(11). Parce que cette immunité n’est par principe pas imputable à l’individu mais à l’État lui-même, tout devrait s’opposer à ce que l’individu puisse en subir les conséquences. Et pourtant, devant l’absence de solutions pour réprimer les crimes internationaux les plus graves, cette immunité est remise en question.
2. Les Objectifs de la Cour de cassation
Pour la Cour de cassation, l’exception dégagée s’inscrit dans une tendance européenne législative, jurisprudentielle et doctrinale affirmant l’incompatibilité entre les impératifs de lutte contre l’impunité et le maintien de privilèges procéduraux pour les agents publics, dès lors que ceux-ci ont participé à des crimes qualifiés de jus cogens. La Cour se réfère aussi implicitement, par sa référence à la décision Suisse de 2012(12), à des précédents notoires tels que l’arrêt Pinochet (House of Lords, 1999)(13), et au Statut de Rome (art. 27)(14), bien que ce dernier ne s’applique qu’aux juridictions pénales internationales.
Pour mettre en œuvre son objectif, d’un point de vue purement méthodologique, la Cour dévoile une architecture de raisonnement remarquable par sa netteté et sa symétrie. Dans l’affaire n° 684, elle commence par fixer la compétence du juge français (articulée autour des art. 689 du code de procédure pénale, 113-6 et 121-6 du code pénal, permettant de connaître d’actes de complicité commis à l’étranger par un Français), avant d’aborder le régime des immunités, ce qui assainit la discussion en séparant la « porte d’entrée » juridictionnelle de l’« écran » immunitaire(15). Puis, mobilisant la méthode des « preuves convergentes » — jurisprudences étrangères (Suisse, Allemagne), jurisprudence du Tribunal pénal international pour l’Ex-Yougoslavie, textes de droit pénal international (Statut de Rome), travaux de la CDI, et législations récentes (Espagne, Autriche, codification allemande) —, elle tire une règle coutumière précise : l’immunité fonctionnelle ne peut être opposée aux poursuites de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre; elle le dit expressément et assume « contribuer » à cette évolution de la coutume(16). À l’inverse, dans l’arrêt n° 685, la Cour exhibe une retenue calculée. Elle aborde d’emblée les immunités. Elle rappelle la nature procédurale, absolue et temporaire de l’immunité personnelle des chefs d’État en exercice (obstacle à la compétence, et non dérogation à une norme substantielle), rejette le « tranchant mécanique » du jus cogens sur l’immunité, et confirme l’inexistence, en l’état du droit coutumier, d’une exception personnelle pour les crimes internationaux(17). Cette double approche, de l’audace calibrée pour l’immunité fonctionnelle et du conservatisme assumé pour l’immunité personnelle, produit un système cohérent où la responsabilité pénale individuelle est seulement différée. La qualité du raisonnement tient enfin à sa méthode probatoire : la Cour ne décrète pas; elle pèse les arguments. Dans l’arrêt 684, elle recense la pratique et l’opinio juris étatiques comme dans une analyse statistique : Suisse (sur l’ancrage de la compétence et l’obligation de ne pas créer des zones de non responsabilité au regard des Conventions de Genève)(18), Allemagne (sur l’inapplicabilité de l’immunité ratione materiae aux crimes de droit international)(19), Espagne (excluant l’immunité fonctionnelle pour les crimes internationaux)(20), Autriche (sur l’absence d’immunité ratione materiae hors les troïkas en exercice)(21), et codification allemande du 6 juin 2024(22). Dans l’arrêt 685, elle cale son raisonnement sur les constantes du système international en se référant d’abord aux principes généraux du droit international, ensuite à la coutume internationale, puis aux résolutions des Nations unies et à la Convention de Vienne de 1961 et enfin aux décisions de la Cour internationale de Justice. Sur le plan diplomatique et des relations internationales, l’effet est double. D’une part, la stabilisation d’une immunité personnelle stricte pour les chefs d’État en exercice réduit les risques diplomatiques : moins de mandats d’arrêt symboliques, moins de risque de rétorsion et de brouille bilatérale, et une conformité assumée au noyau coutumier, non-conditionnée par la reconnaissance ou l’état des relations diplomatiques(23). D’autre part, la levée nette de l’immunité fonctionnelle pour les crimes internationaux élève, ex post, l’espérance de responsabilité pénale individuelle des ex-dignitaires et renforce la crédibilité des politiques de non-asile et de coopération judiciaire, telles que celles d’entraide et d’extradition, dans l’espace européen. Cette combinaison d’une intervention réduite ex ante et d’un contrôle rigoureux ex post constitue une stratégie de minimisation des externalités négatives immédiates tout en maximisant, à terme, la densité normative anti-impunité.
Quant à la position de la France dans le monde, la Cour assume l’ambition de « contribuer » à l’évolution de la coutume pour l’immunité fonctionnelle(24), tout en maintenant pour l’immunité personnelle le standard coutumier « à haute signifiance » (au sens statistique : la masse critique de pratique/opinio juris n’est pas encore franchie), que la Cour qualifie en substance d’invariante du système(25). Le signal émis est lisible : la France se situe dans le faisceau européen (Suisse, Allemagne, Espagne, Autriche) qui refuse la «fonctionnarisation» des crimes internationaux, s’adosse au Statut de Rome, et garde une boussole réaliste sur la scène inter-étatique. On peut y voir une optimisation multi-objectifs : maximiser la lutte contre l’impunité (L) sous la contrainte liée à la stabilité de l’égalité souveraine (S), avec un optimum de Pareto situé exactement là où la Cour l’a placé — immunité personnelle pleine « en fonction »; immunité fonctionnelle inopérante pour le noyau des crimes internationaux « hors fonction ».
Le glissement de l’interprétation s’appuie sur une lecture évolutive de la coutume internationale. Toutefois, cette position peut être discutée au regard de la jurisprudence de la Cour internationale de Justice, qui, dans sa décision « Mandat d’arrêt » de 2002 indique qu’aucune exception à l’immunité fonctionnelle n’était encore admise dans le cadre des juridictions nationale. De plus, dans son arrêt de 2012, différend relatif à l’immunité de juridiction d’un État (Allemagne c. Italie), la CIJ rappelle que les États jouissent d’une immunité de juridiction pour les actes accomplis jure imperii, même en cas de crimes de guerre.
En effet, une coutume internationale suppose deux éléments cumulatifs(26). Le premier implique la constatation d’un élément objectif : une pratique constante et répétée des États(27). Le second, impose que la pratique soit accompagnée d’une opinio juris, c’est-à-dire la conviction qu’ils agissent ainsi en vertu d’une obligation juridique. C’est l’élément subjectif. Pour la Cour de cassation, cet usage est désormais établi, du moins pour l’immunité fonctionnelle. Il s’agirait finalement d’une mise à jour du constat de la CIJ, et non sa remise en cause.
La Cour de cassation affirme expressément l’existence d’une règle coutumière autorisant les juridictions nationales à écarter l’immunité fonctionnelle en cas de crimes internationaux : « Il se déduit de ces éléments qu'il existe une pratique significative des États tendant à écarter, comme étant le droit, l'immunité fonctionnelle en cas de crimes internationaux»(28). Toutefois, cette position est immédiatement nuancée par une reconnaissance implicite du caractère encore évolutif de cette norme. Elle ajoute que «Cette évolution de la coutume internationale, à laquelle la Cour de cassation entend contribuer, définit un nouvel équilibre entre les immunités et la lutte contre l'impunité(29)». Cette double affirmation constitue une prise de position claire sur l’état actuel du droit coutumier. En effet, la Cour précise qu’elle « contribue » à l’évolution du droit coutumier, adoptant ainsi une posture à la fois descriptive et normative. Ce glissement est révélateur d’une tension entre la volonté d’affirmer une règle déjà existante et la conscience que celle-ci n’est pas encore universellement acceptée. Elle peut aussi indiquer dans le même temps un doute sur l’existence de la coutume.
On peut ainsi se demander si l’arrêt du 25 juillet 2025 démontre l’existence d’une coutume internationale excluant l’immunité fonctionnelle pour les crimes internationaux ou si la Cour de Cassation ne ferait pas un peu de forcing.
La Cour affirme que le droit coutumier a évolué depuis 2002, notamment à la lumière de plusieurs décisions nationales et internationales, et en déduit l’existence d’une règle coutumière excluant l’immunité fonctionnelle pour les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Elle s’appuie sur un nombre très limité de décisions ou législations nationales et européennes, isolées : une décision allemande et l’autre suisse, trois législations toutes de pays de l’UE sur les 193 États membres des Nations Unies. Ces décisions ne constituent ni une pratique généralisée ou constante, ni une opinio juris suffisamment partagée, selon les critères établis par la CIJ dans l’Affaire du Plateau continental de la mer du Nord(30). Par ailleurs la référence au Statut de Rome pour fonder une coutume n’est pas pertinente puisque les 123 Etats Parties y ont accepté une levée des immunités justement dans le cadre de poursuites devant des juridictions internationales et non nationales. Il reste les travaux doctrinaux et de la Commission du droit international (CDI). La CDI a effectivement formulé, dans le cadre de ses travaux sur une convention des crimes contre l’humanité, des propositions visant à exclure les immunités. Mais le texte d’une telle convention liant les Etats n’a pas été adopté et les propositions de la CDI concernant les immunités ont été vivement critiquées(31). Plusieurs Etats dont la Corée du Sud, une démocratie, ont demandé à la CDI de s’appuyer sur une pratique « plus représentative d’un point de vue géographique ». D’ailleurs, il y a lieu de rappeler qu’à l’issue de sa session de 2025, la Commission du droit international n’a pas entériné en séance plénière le texte de l’article 7 concernant les exceptions à l’immunité fonctionnelle; seule une adoption ad referendum par le Comité de rédaction est intervenue. Dès lors, l’article 7 demeure, à ce stade, un projet—dépourvu de toute valeur normative propre—relevant du processus de codification et de développement progressif du droit, en attente d’une adoption formelle par la Commission elle-même, puis des suites que pourrait lui réserver l’Assemblée générale (prise d’acte, recommandations, voire convocation d’une conférence de plénipotentiaires)(32).
Concernant le rapport entre l’existence ou la formation d’une coutume internationale et les travaux de la CDI on pourra citer l’éclairage proposé dans l’arrêt Plateau continental de la mer du Nord(33):
« 61. Il peut être commode d'examiner la première de ces questions sous la forme que lui ont donnée le Danemark et les Pays-Bas dans leurs plaidoiries: ces deux Etats ont alors indiqué qu'en fait ils n'avaient pas soutenu que l'article de la Convention relatif à la délimitation (article 6) « consacrait des règles déjà reçues de droit coutumier, en ce sens que la Convention était simplement déclaratoire des règles existantes ». Leur thèse était plutôt la suivante: si avant la conférence le droit du plateau continental n'était qu'embryonnaire et si la pratique des Etats manquait d'uniformité, il n'en restait pas moins que « la définition et la consolidation du droit coutumier en voie de formation s'étaient effectuées grâce aux travaux de la Commission du droit international, aux réactions des gouvernements devant l'œuvre de la Commission et aux débats de la conférence de Genève » et que ce droit coutumier en voie de formation s'était « cristallisé du fait de l'adoption de la Convention sur le plateau continental par la conférence »(34). 62. Si juste que soit cette thèse en ce qui concerne du moins certaines parties de la Convention, la Cour ne saurait la retenir pour ce qui est de la clause sur la délimitation (article 6) dont les dispositions pertinentes sont reprises presque sans changement du projet de la Commission du droit international ayant servi de base de discussion à la conférence. La valeur de la règle dans la Convention doit donc surtout être jugée par rapport aux conditions dans lesquelles la Commission a été amenée à la proposer et qui ont déjà été examinées au sujet de la thèse du Danemark et des Pays-Bas sur le caractère nécessaire et à priori de I'équidistance. La Cour considère que cet examen suffit, aux fins du présent raisonnement à montrer que le principe de l'équidistance, tel qu'il est actuellement énoncé à l'article 6 de la Convention, a été proposé par la Commission avec beaucoup d'hésitation, à titre plutôt expérimental et tout au plus de lege ferenda, donc certainement pas de lege Iata ni même à titre de règle de droit international coutumier en voie de formation. Tel n'est manifestement pas le genre de fondement que l'on pourrait invoquer pour prétendre que l'article 6 de la Convention a consacré ou cristallisé la règle de I'équidistance. »(35)
Ainsi les travaux de la CDI, utilisés dans l’arrêt 684 comme confirmant l’opinio juris relative à la coutume internationale en matière d’immunités devant les juridictions nationales des Etats, ne sauraient convaincre. La constatation de l’existence de la coutume ou même de sa formation ne peut se déduire de l’observation d’un simple faisceau d’indices. Elle doit être ancrée, pour sa formation, dans l’émergence d’une pratique cohérente et d’une acceptation généralisée. D’ailleurs, la Cour de Cassation, qui cite la CDI, n’aurait pas pu conclure à l’émergence ou à la cristallisation d’une coutume internationale si elle avait appliqué la méthodologie présentée dans la proposition de la CDI sur la « détermination du droit international coutumier »(36).
En termes moins nuancés, la coutume internationale ne peut être fondée uniquement sur des décisions ou l’opinio juris de quelques Etats européens. Ou alors, il s’agit d’une règle de droit international coutumier particulier qui ne s’appliquerait qu’aux pays européens(37). De plus, la doctrine n’est pas convaincue. Dans l’ouvrage The Cambridge Handbook of Immunities and International Law, publié en 2019, l’absence de coutume internationale se déduit assez aisément. Les auteurs emploient le mot « parfois » pour se référer aux décisions qui trouvent exceptions au principe des immunités fonctionnelles(38). On notera d’ailleurs, que la majorité des États, y compris les démocraties occidentales, continuent à reconnaître l’immunité fonctionnelle pour les agents d’État étrangers devant leurs propres juridictions nationales. En effet, l’absence de poursuites, par la plupart des Etats, des hauts fonctionnaires et ministres d’autres Etats pourrait aussi constituer une preuve négative de l’existence d’une telle coutume, en fait d’une coutume internationale inverse, dès lors que l’abstention de telles poursuites est « motivée par la conscience d’un devoir de s’abstenir(39).
Ainsi, les quelques éléments principalement européens, épars et très récents demeurent insuffisants à démontrer l’existence ou l’émergence d’une coutume au sens du droit international. La pratique est hétérogène, rare, et l’opinio juris difficile à établir. Le silence de la majorité des États, y compris ceux non parties au Statut de Rome, ainsi que l’absence de position officielle dénonçant l’immunité fonctionnelle, plaident contre l’existence d’une règle coutumière bien établie.
Sa démarche est donc particulièrement courageuse dans un contexte international difficile. A l’extrême, elle reflète d’une certaine manière la position des Etats-Unis qui n’hésite pas à sanctionner le procureur de la CPI, les juges de la CPI(40) ou le juge à la cour Suprême du Brésil(41) ou celle du procureur général américain Pamela Bondi qui offre une récompense de 50 millions de dollars pour toute information permettant l’arrestation du Président vénézuélien Nicolas Maduro(42).
D’ailleurs, de nombreux auteurs estiment que la coutume excluant l’immunité fonctionnelle en cas de crimes internationaux n’est pas encore formée(43), et que toute levée d’immunité par des juridictions nationales repose davantage sur un engagement moral ou politique que sur une règle de droit coutumier ferme(44). Ainsi, la position de la Cour de cassation semble reposer sur une lecture téléologique et volontariste du droit international, plutôt qu’un constat objectif d’une coutume universellement établie.
Enfin, il convient de relever une tension importante dans les raisonnements jurisprudentiels récents : l’immunité fonctionnelle, en tant que règle de procédure, vise à empêcher un juge national d’examiner le fond d’une affaire impliquant un agent étranger. Pourtant, pour justifier l’exclusion de cette immunité dans certaines affaires impliquant des agents accusés d’avoir commis des crimes internationaux, il convient de déterminer si de tels actes relèvent ou non de leurs fonctions officielles. Ce raisonnement implique une appréciation préalable du fond, brouillant ainsi la distinction entre l’analyse procédurale (immunité) et l’examen de la responsabilité individuelle. Dans la pratique, la personne « bénéficiant » de l’immunité est arrêtée, interrogée est maintenue en détention. Une telle approche, bien qu’orientée vers la lutte contre l’impunité, demeure juridiquement discutable et fragilise la cohérence du régime des immunités. Il s’agit d’un « raisonnement circulaire », qui fait dépendre la compétence juridictionnelle d’un jugement anticipé sur la gravité de l’acte. Peut-on réellement dénier l’immunité fonctionnelle parce qu’un acte est grave, sans remettre en cause la cohérence du raisonnement procédural ?
Pour répondre à cette question, on notera que la Cour internationale de Justice a rappelé, dans l’arrêt Allemagne c. Italie, que la licéité de l’acte ne conditionne pas l’application de l’immunité fonctionnelle. Cette confusion entre procédure et fond affaiblit la sécurité juridique entourant les immunités(45).
3. Le maintien de l’immunité personnelle du chef d’État
Dans la même décision, la Cour de cassation confirme en revanche l’impossibilité de poursuivre le président en exercice syrien, Bashar al-Assad, au motif de l’immunité personnelle dont bénéficient les chefs d’État, même en cas d’allégations de crimes internationaux. L’annulation du mandat d’arrêt délivré à son encontre repose sur la reconnaissance de la nature absolue de cette immunité pendant toute la durée du mandat.
La Cour écarte l’argument selon lequel l’absence de reconnaissance politique du président syrien par les autorités françaises pourrait faire perdre à ce dernier la protection attachée à son statut, rappelant que la reconnaissance étatique est un acte unilatéral et sans portée juridique directe sur l’immunité personnelle en droit international. Elle constate par ailleurs qu’aucun mouvement suffisamment établi dans la pratique étatique ne permettrait de déduire une exception coutumière à l’immunité ratione personae en cas de crimes internationaux.
Ce raisonnement s’inscrit bien dans la lignée de l’arrêt Mandat d’arrêt(46), selon lequel les titulaires de hautes fonctions étatiques bénéficient d’une immunité personnelle pleine et entière devant les juridictions étrangères, y compris en matière pénale, durant leur mandat. Il confirme également la distinction fondamentale entre poursuites devant juridiction nationale et compétence pénale internationale(47).
4. Une portée jurisprudentielle non exempte de controverses
Les arrêts du 25 juillet 2025 tracent une frontière claire entre immunité fonctionnelle et responsabilité pénale individuelle en matière de crimes internationaux. En admettant une exception à l’immunité ratione materiae devant les juridictions françaises, la Cour s’aligne sur une doctrine volontariste, déjà mise en œuvre par quelques juridictions nationales, et susceptible de faire évoluer l’état de la coutume internationale. Elle vise à renforcer l’applicabilité du principe de compétence universelle.
Néanmoins, cette inflexion n’est pas sans risque. Elle soulève des interrogations sur la cohérence du système international, notamment en l’absence de traité multilatéral excluant expressément les immunités fonctionnelles dans ce contexte. En l’absence de consensus étatique clair, cette lecture pourrait fragiliser les relations diplomatiques et conduire à des accusations d’ingérence ou d’instrumentalisation politique des procédures pénales(48). Un consensus qui est absent aussi, on le rappelle, en matière de compétence universelle(49). Le Cambridge Handbook souligne que, faute d’accord sur la portée exacte des exceptions et en attendant une architecture commune de garanties procédurales pour prévenir les abus, la pratique « vacillante » des États expose l’exercice de la juridiction universelle à des dérives(50) ; autant d’indices du risque de désordre si les for nationaux s’autorisent des dérogations non partagées.
La Cour internationale de Justice elle-même prône la prudence en la matière pour notamment préserver l’ordre international. Dans son arrêt du 3 février 2012, « Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal) », et surtout dans l’arrêt fondamental du 14 février 2002, « Mandat d’arrêt du 11 avril 2000 (République démocratique du Congo c. Belgique) », la Cour internationale de Justice affirme que « qu'il est clairement établi en droit international que, de même que les agents diplomatiques et consulaires, certaines personnes occupant un rang élevé dans l'Etat, telles que le chef de I'Etat, le chef du gouvernement ou le ministre des affaires étrangères, jouissent dans les autres Etats d'immunités de juridiction, tant civiles que pénales »(51). Elle ajoute cependant que cette immunité n’est pas opposable (i) devant des juridictions pénales internationales, comme la Cour pénale internationale (CPI) (cf. article 27 du Statut de Rome de la CPI), le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), ou le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, (ii) devant les juridictions nationales de l’État dont la personne est ressortissante, ou (iii) si l’État d’origine y renonce expressément(52).
Par ailleurs, la séparation entre l’acte du supérieur hiérarchique (bénéficiant de l’immunité personnelle) et celui de ses subordonnés (désormais exposés à des poursuites) interroge sur la cohérence d’ensemble du régime des immunités. En sanctionnant les exécutants tout en protégeant les donneurs d’ordres, la jurisprudence pourrait apparaître asymétrique.
Enfin, même si coutume internationale il y a, cela ne veut pas dire qu’elle s’applique aux fonctionnaires d’un Etat étranger. Dans ses arrêts 684 et 685 la Cour ne prend en considération ni n’analyse l’un des principes posés par la CDI concernant l’objecteur persistant. La Syrie s’est-elle opposée de manière persistante à une telle évolution ? En effet, « lorsqu’un Etat s’est systématiquement opposé à une règle émergente de droit international coutumier et continue de s’y opposer après sa cristallisation, cette règle ne lui est pas opposable »(53). Par extension, elle ne le serait pas aux fonctionnaires de cet Etat.
5. Des motifs au service de conclusions préétablies
L’examen parallèle des arrêts 684 et 685 met en lumière deux écritures jurisprudentielles qui, bien que contemporaines et jumelles par leur objet, se distinguent profondément par leur structure argumentative. L’impression qui s’en dégage est celle d’une jurisprudence à double visage : l’une qui construit, l’autre qui ferme ; l’une qui s’ouvre à l’évolution, l’autre qui verrouille le statu quo.
Ainsi, dans leur organisation interne, les deux arrêts trahissent des intentions distinctes. L’arrêt 684 cherche à convaincre : il met en scène un affrontement apparent des arguments pour conduire à l’innovation. L’arrêt 685 vise à rassurer : il proclame la règle, traite les contre-arguments comme des objections périphériques, et referme la discussion sur un constat d’irrévocabilité.
La comparaison des arrêts 684 et 685 révèle une géométrie variable de l’argumentation. Là où la Cour ouvre la brèche de l’exception (684), elle déploie un arsenal large et foisonnant: jurisprudences internationales et nationales, législations étrangères, travaux doctrinaux, résolutions onusiennes.
Ainsi, l’arrêt 684, adopte une démarche progressive et démonstrative. La Cour y expose d’abord le principe coutumier, réaffirme sa jurisprudence passée – « Si la Cour de cassation a ainsi admis la possibilité d’exceptions […], elle n’en a jamais concrètement reconnu » (§ 14) – puis déploie, dans un mouvement cumulatif, un faisceau de références étrangères et internationales. Le style est celui de l’énumération persuasive : « Diverses juridictions nationales étrangères ont écarté l’immunité fonctionnelle dans le cas de crimes internationaux » (§§ 20-22), « Il se déduit de ces éléments qu’il existe une pratique significative des États » (§ 31). L’argumentation s’épaissit progressivement jusqu’à culminer dans la proclamation d’un « nouvel équilibre entre les immunités et la lutte contre l’impunité » (§ 32). La structure épouse ainsi une dynamique d’ouverture : d’un principe réaffirmé, on glisse vers une exception construite, au terme d’un raisonnement d’apparence dialectique.
À l’inverse, lorsque la Cour réaffirme le bastion de l’immunité personnelle (685), elle resserre son discours : la coutume, la souveraineté, l’inviolabilité diplomatique. Plus de diversité, mais un noyau dur, protecteur, refermé sur lui-même. L’argumentation devient économe, sélective, au service du statu quo.
Aussi, l’arrêt 685, se présente comme une affirmation défensive. Le principe est d’emblée proclamé : « l’immunité pénale de juridiction procède de l’égalité souveraine des États » (§ 9). Les arguments contraires sont introduits non comme de véritables thèses concurrentes, mais comme des hypothèses extérieures : « il a pu être soutenu que des crimes internationaux ne peuvent pas être considérés comme relevant de l’exercice légitime des fonctions officielles » (§ 28). Or, ces ouvertures sont immédiatement neutralisées par la référence à la coutume : « la coutume internationale ne reconnaît pas d’exception ou de limitation » (§ 38). Là où l’arrêt 684 accumule des sources variées (jurisprudences nationales, résolutions, législations étrangères), l’arrêt 685 opère un resserrement sélectif autour des piliers classiques de l’immunité.
Cette cartographie sélective ne répond pas à la logique du droit, qui voudrait que l’on pèse à charge et à décharge avant de conclure. Elle répond à une logique de compromis : reconnaître la montée en puissance de la lutte contre l’impunité, sans ébranler l’édifice coutumier de la diplomatie interétatique.
Selon cette construction argumentative, la Cour aurait pu éliminer toutes les immunités pour les grands crimes ou refuser de créer un régime spécial pour les immunités fonctionnelles. D’abord parce qu’il est difficile de s’accommoder d’un raisonnement qui soutiendrait l’impunité pour les crimes les plus graves selon la position hiérarchique des auteurs desdits crimes. Ensuite, parce que la Cour aurait pu trouver nombre d’arguments en faveur d’une exclusion pure et simple des immunités rationne personae et materiae en matière de grands crimes. La Cour constate l’existence en droit international d’une immunité ratione personae, mais finalement est-elle bien claire ou absolue? L’affaire Pinochet que la Cour, dans son arrêt 694, utilise implicitement en faveur d’une exception à l’immunité fonctionnelle, ne fait pas cette distinction. De même le Statut de Rome, utilisé dans les décisions suisse et allemandes, n’opère pas de distinction pour se concentrer uniquement sur l’auteur du crime ; tout comme, la décision Blaskic du TPIY utilisée comme base argumentative dans l’arrêt 684(54) et le statut du même TPIY(55), dont se fait l’écho le statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda(56). Ensuite dans l’affaire Demjanuk v. Petrovky la Cour considère simplement que le crime international donne à chaque nation le droit de poursuite au nom de toutes les nations(57). Enfin, elle aurait pu rappeler le Principe III de Nuremberg(58), la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide(59), ou encore les articles 7 et 8 du projet de code de la Commission du droit international sur les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité(60), avant de conclure à l’irréconciliable coexistence des immunités avec les crimes qui indignent l’humanité toute entière.
La Cour a choisi une autre voie. Elle est pragmatique et ses décisions traduisent une affirmation de puissance relative. En définitive, la Cour n’a pas seulement rendu deux décisions, elle a élaboré deux architectures discursives opposées. À travers elles, elle a modulé son style au service de deux finalités : affirmer, d’un côté, la plasticité de la coutume pour lutter contre l’impunité ; préserver, de l’autre, la stabilité des relations interétatiques. La forme rejoint ici le fond : l’ouverture de l’immunité fonctionnelle appelle l’amplification du raisonnement, tandis que la sanctuarisation de l’immunité personnelle requiert l’économie des arguments et la force des affirmations.
Ainsi, les deux arrêts apparaissent comme les deux faces d’une même stratégie : étendre la palette des arguments quand il s’agit d’innover, les réduire quand il s’agit de préserver. Le droit y perd en cohérence dialectique, mais la Cour y gagne en équilibre politique.
6. Conséquences et risques pour les fonctionnaires
L’affaire de l’ancien « directeur/gouverneur » de la Banque centrale syrienne place au premier plan le risque pénal personnel de ceux qui, par des actes financiers, soutiennent ou facilitent des crimes internationaux. Les faits relevés par la Cour (contournement de sanctions, coopération avec une entité impliquée dans la fabrication d’armes chimiques) montrent comment des décisions monétaires, prudentielles, de change ou de paiement peuvent devenir l’« infrastructure » d’un appareil criminel(61).
On envisage ici six conséquences majeures.
L’immunité est escamotée pour l’essentiel. Un gouverneur de banque centrale n’entre visiblement, et contrairement à ce que pouvait sous-entendre la CIJ(62), pas dans le cercle étroit de l’immunité personnelle (chef d’État, chef du gouvernement, ministre des affaires étrangères). Il n’a donc, au mieux, qu’une immunité fonctionnelle pour ses actes officiels — précisément celle que la Cour exclut désormais lorsqu’il s’agit de génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre(63). En pratique, voyages, placements d’avoirs, relations correspondantes et présence en France (ou dans les États alignés) deviennent zones de risque judiciaire si des faits de facilitation/complicité sont allégués et instruits(64).
Le standard européen se consolide. L’alignement de la Cour sur la pratique allemande(65) et suisse(66) ainsi que sur les réglementations espagnole(67), autrichienne(68) et allemande(69) densifie l’« espace d’arrestation » pour des ministres/directeurs qui auraient couvert, financé ou logé des crimes internationaux.
Le lien entre la chaîne de commandement et la chaîne de paiement est établi. La Cour met en relation la chaîne financière (contournement des sanctions, organisation des flux) et la chaîne de commandement des crimes (armes chimiques) : la complicité peut résider dans l’allocation de ressources, la signature d’autorisations, ou l’ouverture d’accès à un système(70). Ici, l’acte est public (acte de puissance publique), mais l’immunité fonctionnelle n’est plus un bouclier dès lors que la finalité se greffe sur un crime international.
La responsabilité du fonctionnaire envers le monde est affirmée. Aucun fonctionnaire n’est à l’abri d’une interpellation, qu’il soit encore en charge ou non. En effet, la distinction entre immunité personnelle et immunité fonctionnelle, sur laquelle reposait jusque-là la protection relative des hauts agents publics, se trouve profondément fragilisée. Là où l’immunité personnelle offrait un rempart temporaire et absolu, et l’immunité fonctionnelle une couverture durable pour les actes officiels, la jurisprudence française crée un régime hybride où le fonctionnaire peut être visé à tout moment dès lors que ses actes sont susceptibles d’être qualifiés de contribution, directe ou indirecte, à des crimes internationaux.
Ce déplacement normatif engendre une insécurité juridique préoccupante. L’interpellation peut désormais résulter d’une initiative d’un procureur ou d’un juge d’instruction, fondée ou non sur des éléments objectifs solides, mais suffisante pour entraîner la mise en cause d’un fonctionnaire étranger en déplacement. En pratique, l’aléa de l’interprétation – parfois fondée sur des indices ténus – ouvre la possibilité de poursuites instrumentalisées ou abusives. On ne peut exclure que des rivalités politiques ou économiques trouvent un relais judiciaire sous couvert de lutte contre l’impunité.
Si chaque État suivait cette voie, la réciprocité jouerait à plein : demain, des hauts fonctionnaires français et européens, y compris la présidente de la Banque de France ou de la Banque centrale européenne, pourraient être interpellées lors d’un voyage d’affaires ou d’une conférence internationale, au motif que tel ou tel fonds, prêt ou appui financier aurait été susceptible, même de loin, de faciliter des actes illicites commis par un État tiers. Une telle perspective introduit une incertitude systémique pour la conduite des affaires publiques internationales, sapant la confiance entre États, augmentant le risque de confrontation militaire.
Enfin, ce glissement revient à remettre en cause l’immunité de juridiction de l’État lui-même(71). En permettant d’arrêter et de poursuivre des fonctionnaires pour des actes qui, par leur nature, sont imputables à l’État, la jurisprudence française instaure de facto un droit de regard permanent sur l’action publique étrangère. La frontière entre responsabilité individuelle et responsabilité étatique se brouille : ce qui relevait du domaine réservé des relations interétatiques devient un terrain de contrôle judiciaire extraterritorial. Le risque est celui d’un éclatement du principe d’égalité souveraine, puisque chaque magistrature nationale pourrait prétendre évaluer, au gré des procédures, la légalité des politiques d’autrui.
Conclusion
Les deux arrêts rendus par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation le 25 juillet 2025 constituent une étape importante dans la réception par la jurisprudence française des principes du droit international pénal contemporain. Tout en maintenant le cadre rigoureux de l’immunité personnelle des chefs d’État, la Haute juridiction ouvre une brèche significative dans le régime des immunités fonctionnelles, participant ainsi à la construction d’une coutume en construction, avec les conséquences possibles que nous avons évoquées.
Il conviendra, toutefois, de suivre les réactions étatiques et doctrinales à cette position : seule leur répétition, leur cohérence et l’apparition d’une opinio juris suffisamment claire permettront, in fine, d’affirmer l’existence d’une véritable règle coutumière opposable à tous. Le sujet est pour le moins controversé(72).
Sur le plan des relations internationales, une telle jurisprudence peut être source de chaos normatif et diplomatique. Dans un monde déjà marqué par des tensions géopolitiques et la tentation unilatéraliste des grandes puissances, la généralisation d’une approche unilatérale, où chaque État s’arrogerait le droit de juger des fonctionnaires étrangers pour des actes liés à la conduite de l’État lui-même, contribuerait encore un degré d’incertitude. L’égalité souveraine — ce « ciment » de l’ordre international depuis la Charte des Nations Unies — se trouverait de nouveau minée par une prolifération de procédures nationales aux critères variables, parfois politisés(73).
La complexité des interdépendances mondiales accentue ce risque. Dans les chaînes financières, logistiques ou énergétiques, il est pratiquement impossible de séparer ce qui relève de la décision multiétatique, étatique ou de ce qui relève de l’agent. Imputer à un gouverneur de banque centrale la responsabilité pénale d’un financement illicite, c’est confondre la structure intraétatique (où le fonctionnaire est un rouage de l’appareil de décision) et la structure interétatique (où seul l’État, sujet de droit international, répond de ses choix politiques). Autrement dit, on déplace la responsabilité collective de l’État vers l’individu, en brouillant les niveaux d’imputation(74). D’ailleurs, si la focalisation du droit porte sur les victimes, pour en assurer la compensation effective, il conviendrait de créer d’une part des mécanismes de reconnaissance de la responsabilité des fonctionnaires mais aussi des Etats, seuls capables de compenser. Il existe une évolution dans ce sens. Les Etats-Unis et le Canada ont adopté des législations visant à limiter l’immunité juridictionnelle de l’Etat en matière de terrorisme(75).
Toutefois, l’histoire du droit international nous enseigne que chaque fois que l’on a affirmé unilatéralement un principe sans consensus multilatéral fort, on a vu apparaître davantage de conflits. La lutte efficace contre l’impunité est certes une exigence fondamentale, mais si elle est menée par des juridictions nationales au prix de la stabilité internationale, elle peut se transformer en facteur de désordre. On substitue au pragmatisme — celui qui consiste à construire des mécanismes internationaux crédibles (comme la CPI) — une logique de surenchère nationale.
Le multilatéralisme évite ces écueils. Par exemple, une émanation du bureau du procureur de la CPI ou un bureau international des procureurs, pourrait recevoir les plaintes relatives à des crimes contre l’humanité, le génocide et les crimes de guerre, contre tout fonctionnaire et rendrait des décisions qui, si favorables, permettraient ensuite à toute juridiction nationale de poursuivre. Ce bureau suivrait les procédures reconnues, notamment par la communauté internationale, et examinerait de plus les questions telles que la complicité mais selon une définition reconnue sur le plan international et telle qu’elle émanerait de la jurisprudence des juridictions internationales.
En somme, la jurisprudence française ouvre un espace d’incertitude où le noble idéal de justice risque de se heurter à la réalité brute des rapports de puissance. En effet, la volonté d’imposer une transparence morale dans la sphère intra-étatique se traduit, au niveau interétatique, par un droit de regard permanent, générateur de méfiance, de réciprocité et, potentiellement, de chaos.