L'échange de propos dont l'auditeur est témoin a pour objet de pallier une grave omission de l'Etat. Très oublieux des leçons du Chancelier Michel de l'Hospital, nos dirigeants, malgré l'esprit de réforme qui semble les guider, ignorent celui qui, écrivit, il y a plus de quatre siècles le premier traité de la "réformation".
Pourtant, le très éminent Chancelier dont on dit que ses réflexions ont préfiguré l'Etat moderne trône devant l' Assemblée nationale, majestueusement assis, sans courir le risque de perdre son siège, comme le député qui dispose du sien à l'intérieur.
Cette présence, au débouché du pont de la Concorde, aurait mérité que nous honorions sa mémoire au cours d'une " journée de la réforme " à coincer entre celle de la musique et celle du patrimoine.
A défaut de cet honneur les auteurs de ce dialogue imaginaire ont voulu rendre justice, ce qui n'a rien d'original, l'un et l'autre ayant une longue pratique des deux principales audiences au cours desquelles leurs contemporains sont jugés, celles des médias et des tribunaux.
L'affaire a débuté nuitamment.
Michel ROUGER le répondant, rentrant tardivement d'une conférence sur le Chancelier Michel de l'HOSPITAL, a oublié d'éteindre son téléphone portable, posé sur le chevet du lit. En plein milieu de la nuit cet appareil infernal a sonné.
- Michel de l'Hospital
Allo, je suis bien chez Michel Rouger, je suis Michel de l'Hospital le Chancelier. J' ai assisté de très haut à la conférence de votre ami Armand Prévost. Il a dit tellement de choses sur mon lointain passé que l'idée m'est venue de poser quelques questions sur ce qui fait le présent des gens du droit et des juges de ce millénaire qui débute.
Le Bon Dieu qui m'a appelé auprès de lui, il y a bien longtemps, a encore besoin que je le documente. Il a lui même des problèmes avec " l'axe du mal " dont les activités prospèrent dans la maison d'en face dont les pensionnaires ont un comportement infernal.
Je m'adresse à vous parce que j'ai le souvenir que vous étiez venus, avec vos collègues du tribunal de Paris dont vous étiez le Président, il y a une dizaine d'années, vous recueillir devant mon tombeau.
Vous savez, la félicité perpétuelle finit par ennuyer au point que j'aimerais bien partager, un instant, avec vous, tous les tracas qui font le quotidien de ceux qui vivent dans notre beau pays.
Mais, de grâce, faites le avec l'humour qui permet de rire de nos soucis. Cet humour dont nous sommes dépouillés en arrivant au paradis, de l'instant où le jugement dernier nous a reconnu ce droit au bonheur éternel qui nous préserve des peines, en nous privant des rires qui permettent aux âmes fortes de les affronter.
Un mot de précision. C'est mon attaché de presse, Philippe SASSIER, un lointain ancêtre du journaliste qui me prêtera son organe, comme il est d'usage que ce soit fait dans ce que vous appelez, dans votre jargon, la " communication "
- Michel ROUGER
Monsieur le Chancelier, je suis très honoré par cet appel qui me prend, comme on disait de votre temps, à brûle pourpoint. Je vais m'efforcer de vous répondre, mais il vous faudra pardonner quelques expressions ou réflexions qui ne seront pas en " français contemporain ".
Notre langue usuelle, surtout à Paris, depuis 50 ans, est la " langue de bois ". Pour éviter la lourdeur de la traduction je parlerais comme avant, la langue dite de la " France d'en bas ". Ce qui n'aura pas de conséquences puisque plus personne n' écoute nos téléphones depuis que nous ne sommes plus mêlés aux affaires de l'Etat.
- Michel de l'Hospital
Jeune homme, si vous m'autorisez cette amicale bonification, c'est bien ainsi que je conçois notre dialogue. Vous l'avez compris, je vis trop prés des icônes du paradis pour jouer aux iconoclastes, cette savoureuse distraction m'est interdite. Faites moi partager la vôtre, un moment, vous ajouterez le bonheur à la félicité éternelle.
Je vous pose ma première question :
Comment se fait il qu'il y ait encore des juges consulaires 440 ans après que j'aie convaincu le Roi de permettre aux marchands de rendre la justice dans les affaires du commerce ?
- Michel ROUGER
Monsieur le Chancelier, les juges des tribunaux de commerce sont, depuis toujours, restés fidèles à leurs origines, celles que vous avez imaginées. Ils sont surtout en parfaite harmonie avec ce qui fait l'identité française, forgée depuis des siècles, qui a fait d'eux des citoyens, pas des sujets, qui préfèrent s'occuper eux mêmes de leurs affaires, en restant proches de leurs terroirs.
A preuve le fait que le tribunal de Paris, qui n'est pas une ville très agricole, ait eu, juste avant la fin du 20 eme siècle, un Président petit fils de paysans. Mieux encore, le premier président du 21 ème siècle est directement fils de paysans. Ce qui ne les a pas empêchés d'être de bons serviteurs de l'Etat, sans lui appartenir.
- Michel de l'Hospital
Jeune homme, je vous encourage à persévérer. Puisque vous avez cité l'Etat, j'aimerais que vous m'expliquiez ce que signifie cette référence permanente à " l'état de droit " dans les discours vibrants les colloques et les ouvrages savants de vos Maîtres à penser.
- Michel ROUGER
Monsieur le Chancelier je vais faire une réponse courte, comme si je faisais le résumé au début plutôt qu'à la fin.
On a longtemps considéré que l'ETAT était l'instrument créé, contrôlé, par le DROIT, on fait encore semblant de le croire. En fait le DROIT est, depuis nos grandes guerres civiles européennes, de plus en plus créé et contrôlé par notre ETAT national, encadré, lui même, par le super Etat, né de nos grandes réconciliations avec nos anciens ennemis.
Propos qui mérite l' explication plus positive et plus détaillée que je vais vous donner.
Monsieur le Chancelier, vous avez rêvé de l'Etat nous l'avons fait en remettant, inlassablement, l'ouvrage sur le métier pendant 4 siècles. Il y a eu, d'abord " l'Etat c'est moi " du monarque absolu, ça a mal fini. Puis il y a eu " l'Etat c'est nous " des révolutionnaires, ça a encore plus mal fini. Enfin, 4 siècles après vos premiers travaux, on peut enfin dire " l'Etat c'est eux ".
- Michel de l'Hospital
C'est qui " EUX " ?
- Michel ROUGER
Je vais vous expliquer après vous avoir exprimé la profonde gratitude que votre lointaine action inspire aux français d'aujourd'hui.
Souvenez vous de l'Edit de Moulins en 1564, lorsque vous avez engagé la grande réforme administrative de la France. Il vous fallait beaucoup de courage, pour y penser, pendant ce ce long périple de 18 mois, lorsque vous alliez à la rencontre de cette France d'en bas, réinventée, récemment, par votre actuel et lointain successeur.
La récompense arrive, les choses avancent. Il y a même un de nos ministre qui ne s'occupe que de ce chantier. Heureusement que vous avez démarré les opérations il y a 439 ans, vous vous rendez compte du temps que nous aurions perdu si vous ne l'aviez pas fait.
Grand merci encore. J'en viens à l'essentiel.
Vous savez mieux que quiconque à quel point notre pays est difficile à gouverner, et nos gouvernants bien fragiles. Certes, on les assassine moins que de votre temps mais ils ont droit à de grosses frayeurs.
Notre actuel Président, par exemple, l'année dernière il n'a eu que 20 % de partisans au premier vote. Autant dire qu'il n' avait que le versement comptant et qu'il lui manquait le crédit pour acquérir le carrosse présidentiel. Heureusement, 15 jours plus tard il a trouvé les 80 % indispensables, grâce à la générosité de ses adversaires .
Vous imaginez la frayeur pour lui et pour la Reine. Excusez moi, pour la Présidente.
- Michel de l'Hospital
Jeune homme, c'est un vrai miracle, comme à Lourdes, peut être le prénom de cette grande dame y est pour quelque chose.
- Michel ROUGER
Monsieur le Chancelier, sur le sujet des miracles et de la religion, je vous rappelle que, depuis 98 ans, la séparation entre l'église et l'Etat est consommée. Au surplus, dans sa sacro sainte laïcité notre république n'autorise que les miraculés pas les miracles.
- Michel de l'Hospital
Jeune homme, ce n'est pas donné à tout un chacun de devenir miraculé. Peut être ce pauvre Louis XVI aurait évité sa fuite piteuse s'il avait emprunté le vélomoteur de l'insaisissable mollah afghan.
- Michel ROUGER
Bonne transition, Monsieur le Chancelier
Depuis que ce Roi, s'est fait couper la tète, déjà 210 ans, on a tout essayé, 2 empires, 3 royaumes, 4 républiques, en vain. Jusqu'à ce qu'un génie politique du milieu du 20e siècle trouve la solution, simple comme toujours.
Il suffisait de créer une super école qui formerait des gens tellement compétents, plus que tous les autres, qu'ils seraient les seuls à pouvoir tout diriger, le gouvernement, le parlement, l'administration et, même les partis politiques. On a ainsi inventé la 5e république.
Vous ne croirez pas, ça marche depuis 40 ans.
- Michel de l'Hospital
Par curiosité, jeune homme, comment appelle t'on ces gentilshommes et comment arrivent ils à tout gérer, avec qui ?
- Michel ROUGER
Monsieur le chancelier, nous sommes au 21e siècle, il n' y a pas que des gentils hommes dans les allées du pouvoir . il y a aussi des gentilles femmes, encore que certaines le soient moins que d'autres, la gentillesse ne figurant pas au programme de cette super école. On n'y n'enseigne que l'administration pour que le France soit gérée par ces grands commis, presque à la perfection. L 'Etat " c'est eux ".
- Michel de l'Hospital
Il n'y a pas de petits commis ?
- Michel ROUGER
Non, il n'y a que dans l'entreprise qu'il y a des grands et des petits patrons, dans l'administration c'est impossible, l'Etat ne peut pas rapetisser ses serviteurs. Soyez rassuré, on leur a trouvé des centaines de titres de remplacement qui les honorent
C'était d'autant plus indispensable que tous ces grands commis ont du recruter massivement pour faire fonctionner les administrations et les entreprises publiques qui leur étaient réservées.
- Michel de l'Hospital
Ou ont-ils trouvé tous ces gens ?
- Michel ROUGER
Pas chez les immigrés réservés pour les travaux pénibles, évidemment, tout simplement dans nos campagnes que le machinisme dépeuplait, dont les jeunes, qui mourraient de plus en plus vieux, ne trouvaient plus à se faire recruter par l'armée , après la perte de nos colonies.
Ni par la religion devenue trop pauvre, et passée de mode, lorsque l'uniforme chatoyant de l'hôtesse de l'air a plus attiré nos jeunes paysannes que la robe tristounette de la religieuse.
- Michel de l'Hospital
Très intéressant, jeune homme. Voila ce qui explique qu'on voit de moins de soldats défiler au pas derrière leurs fanfares et leurs drapeaux, encore moins de fidèles chantant en procession derrière la statue de la vierge et de plus en plus de braillards défiler derrière des banderoles et des pancartes.
- Michel ROUGER
Monsieur le Chancelier ! Vous devenez iconoclaste, il y a en tête de ces défilés quelques icônes à écharpe rouge pendante qui risquent de vous manifester leur réprobation, légitime bien sur, encore que je doute que vous les rencontriez, un jour, à la buvette du paradis.
- Michel de l'Hospital
Mais dites moi jeune homme, que font ils entre deux défilés.
- Michel ROUGER
Beaucoup de choses, monsieur le Chancelier. Rendez vous compte, il y a plus de 300 commissions administratives dans chacun de nos 95 départements, il y faut des commis. Il y aurait même, dans une direction départementale de l'agriculture pas très loin de votre auvergne natale plus d'employés que d'exploitations agricoles.
- Michel de l'Hospital
J'espère que vos gouvernants, démocratiquement élus, veillent attentivement et mettent bon ordre en cas d'excès.
- Michel ROUGER
Ils le font, Monsieur le Chancelier, avec une sage modération, car l'électeur est à la fois exigeant et primesautier. Dans une période qui oppose la " France d'en bas " à la " France d'en haut ". Celle, malaimée du bon peuple, des grands commis qui ont de plus en plus de peine à imposer leur loi, et leurs lois.
- Michel de l'Hospital
Jeune homme, je crois que j'en sais assez pour que nous parlions du Droit et de sa source démocratique , la Loi.
- Michel ROUGER
Monsieur le Chancelier, je poursuis votre image de la source jusqu'au majestueux estuaire de la Loire irrigué, depuis des millénaires, par le filet d'eau claire et gazouillante qui sourd du mont Gerbier des joncs.
Aujourd'hui, ce long fleuve n'a plus rien de tranquille. Il termine sa course au milieu des énormes bateaux citernes gorgés du pétrole d'Arabie, empuanti par les raffineries, et les torchères qui crachent leurs gaz enflammés. C'est le siècle des puits et du carburant.
- Michel de l'Hospital
Jeune homme, je vous interrompt, je ne vois pas très bien ce que le pétrole vient faire avec la loi et le droit , j' ai besoin de votre éclairage.
- Michel ROUGER
Vous allez comprendre, monsieur le Chancelier, c'est très simple.
Certes, vous ne trouverez aucun professeur, surtout pas dans la super école pour oser comparer la production de lois, de normes, de droits et de règlements à celle du pétrole. Pourtant, cette image est, si j'ose dire éclairante, y compris sur la pollution qui en découle.
Je vous ai décrit comment fonctionnait notre Etat avec ses grands commis, lesquels sont, comme je vous l'ai déjà dit, des puits de science. Les administrations qu'ils dirigent, les commissions qu'ils créent, pas au sens, évidemment de celles qu'il leur est interdit de recevoir, donc notre Etat est devenu un gigantesque champ de production, et d'exploitation de la loi, du droit, avec ses gisements, ses puits et ses raffineries.
Notez bien, Monsieur le Chancelier, que nous partageons cette évolution avec nos voisins européens, qui sont devenus des associés. Les champs, les gisements, et les puits de production de directives mis en exploitation dans la région de Bruxelles sont aussi célèbres que les plate formes pétrolières de la mer du nord.
Pour les mêmes motifs et dans la meilleure des intentions qui soit.
Il fallait bien coordonner la production de toutes les normes de droit par les administrations nationales, c'était évident si nous voulions créer une affection commune. C'est fait, l'affection est la, pas au sens sentiment, au sens maladie.
Nous avons donc créé une super administration, avec plein de super grands commis, presque autant de directions, qui produisent, à tout va, ce que chaque parlement national devra raffiner, quitte à garder le produit brut en stock, quelques temps, afin d'éviter la révolte des paysans, des chasseurs de tourterelles ou des pécheurs de merlus.
Voila pourquoi, Monsieur le chancelier, l'irrigation vitale de la société, par la Loi, par le Droit, ne vient plus de la pluie que faisait tomber le monarque absolu, ni du terrain de la démocratie d'où jaillit la source, mais des puits que l'Etat creuse et exploite.
- Michel de l'Hospital
Jeune homme vous faites trop sérieux, je reviens vers la petite et croustillante histoire dont l'odeur de pétrole est venue vers nous.
Que vient faire l'Elfe, ce génie de la mythologie des pays de l'Europe du nord, devant vos juges. On dit qu'il s'agissait de blanchir l'argent de l'or noir. C'est fort coloré mais incompréhensible.
- Michel ROUGER
Monsieur le Chancelier, j'aimerais vous dire la vérité mais elle n'est pas tout à fait sortie du puits, si j'ose dire.
- Michel de l'Hospital
Merci. Maintenant dites moi comment on produit le droit.
- Michel ROUGER
Monsieur le Chancelier, comme je vous l'al dit, le grand champ de gisements est situé au cœur du vieux Paris que vous avez fréquenté, avec 5 principaux puits.
Celui de la place Vendôme, qui fut longtemps le seul producteur de droit, mais qui a perdu beaucoup de parts de marché.
Celui de la rue de Bercy, la où on produit le droit fiscal. Ce qui veut dire que, dorénavant, on trinque à l'endroit où on buvait, naguère.
Celui de la rue de Grenelle qui produit le droit qui permet d'avoir plus d'emplois avec moins de travail.
Celui de l'avenue de Ségur qui produit le droit qui permet de traiter plus de malades avec moins de médecins.
Enfin, celui de la place Beauvau dont le dynamisme productif lui a permis de développer récemment sa part du marché.
J'ajoute un puits, unique en son genre, rue de Varenne, qui peut produire sans passer par la raffinerie, le fameux puits 49-3.
- Michel de l'Hospital
Ou est raffinée toute cette production, au parlement ?
- Michel ROUGER
Evidemment au bord d'un grand fleuve, comme pour le pétrole, le long de la seine, à l'Assemblée nationale. Le système fonctionne a plein régime, il est même très productif quand on rapporte le nombre de textes étudiés et sortis, au nombre de parlementaires présents lors de la phase finale de la production.
- Michel de l'Hospital
Qui vérifie la bonne qualité de cette production ?
- Michel ROUGER
Le Palais royal
- Michel de l'Hospital
Comment ?
- Michel ROUGER
Cest un jeu de mots. Le roi n'est pas revenu au Louvre. Ce sont le Conseil constitutionnel et le Conseil d'Etat qui y jugent les lois.
- Michel de l'Hospital
Mais ce " palais royal ", comme vous dites, c'est " Monsieur Véto ".
- Michel ROUGER
Monsieur le Chancelier, nos très grands sages ne méritent pas cette injuste comparaison. Mais quand on n'a plus de Rois il faut bien que quelqu'un décide en dernier ressort.
- Michel de l'Hospital
Jeune homme, tout cela est bien beau, mais pourquoi entend on dire que trop de Droit tue le Droit ?
- Michel ROUGER
Parce que plus personne ne maîtrise une production dont le volume est à la mesure de celui des organisations étatiques ou super étatiques qui la fabriquent.
- Michel de l'Hospital
Il n'y a qu'a faire une taxe sur la production des lois comme pour celle du pétrole. Elle devrait rapporter beaucoup.
- Michel ROUGER
Bien vu, Monsieur le Chancelier, mais le peuple réclame des lois, il en a autant besoin que de carburant. Comme on dit en économie l'équilibre se fait entre la demande de Droit qui est très forte, et l'offre créée par les administrations qui est à la mesure de leur gigantisme.
Pire, ce phénomène est aggravé par la dérive des auteurs des textes. Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, l'administration a de plus en plus de peine à faire adhérer le citoyen à ses lois et règlements.
Pour forcer le bon peuple à les appliquer on y ajoute de multiples menaces de punition, au point que le droit pénal a tout envahi.
Ce qui est pain béni pour les chicaniers de toutes sortes. On dépose une plainte, c'est gratuit. le juge trouvera bien, dans les 10.000 cas du code, le bon qui permettra de déshonorer celui auquel on veut faire porter le costume de bagnard virtuel, par désir de vengeance.
- Michel de l'Hospital
Dites moi, jeune homme, vous êtes mal partis si le respect du Droit ne repose plus sur l'adhésion mais sur la contrainte. Je comprends l'hostilité entre vos deux France, celle d'en bas et celle d'en haut.
Jeune homme, avez-vous conscience des conséquences que ce que vous venez de décrire ! j'espère que vous vous trompez.
Vous me dites qu' un pays démocratique comme la France est dirigé, politiquement, administrativement par les anciens élèves d'une école qui se confond avec l'Etat, que cet Etat s'est relativement coupé du peuple au service duquel il est, théoriquement.
Vous me dites que cet Etat et l'ensemble de ses administrations sont la source des lois, à tout le moins les censeurs de leur application par le pouvoirs des décrets et des guichets qui interprètent les textes, retardent leur application, ou en transforment le sens.
Vous rendez vous compte des risques que ce cette situation de fracture entre le pays et ses élites, de confusion entre l'Etat, l'administration, la loi et le Droit font courir à la France.
- Michel ROUGER
Bien sur , Monsieur le Chancelier. Je vous rappelle la phrase célèbre d'un de ces grands commis devenu député. " vous avez juridiquement tort puisque vous êtes politiquement minoritaire "
Le risque de ces fractures, tel que l'a si bien évoqué le plus illustre de ces grands commis arrivé au poste suprême, est que toute la société est engagée dans une pratique du soupçon, générale et quotidienne, qui ne l'a pas épargné lui-même. Comme quiconque agit ou détient la moindre parcelle de pouvoir.
- Michel de l'Hospital
Que fait le juge face à toutes ces dérives de la société ?
- Michel ROUGER
Il essaie de réguler, en dernier ressort. Comme le contribuable, qui lui aussi est le régulateur en dernier ressort qui comble les trous béants des puits mal exploités par l'Etat, ou répare ses raffineries incendiées.
- Michel de l'Hospital
Merci de cette franchise, jeune homme. Elle m'inspire une réflexion tirée de mon expérience historique. Toutes les sociétés qui ont construit leur vie sociale et leur Droit sur le soupçon fabriquent de la bureaucratie, laquelle fabrique du soupçon, et ainsi de suite jusqu'à l'effondrement final qu'aucun rideau de fer n'a jamais pu empêcher.
- Michel ROUGER
Nous n'en sommes pas encore la, Monsieur le Chancelier. Dieu merci, grâce à cette deuxième invention géniale du 20ème siècle, après celle de l'école d'administration, la télévision, le soupçon du jour fait oublier celui de la veille, la vedette du jour fait oublier le présumé délinquant de la veille, pareillement pour les catastrophes.
- Michel de l'Hospital
Passons aux juges, si vous le voulez bien, aux juges au pluriel, car je sais que si vous ne manquez pas de tribunaux de toutes sortes, vous manquez sans doute de juges en nombre suffisant pour assurer cette fonction de régulateur que vous venez d'évoquer.
Mais auparavant je voudrais vous livrer une observation faite lorsque j'étais aux affaires. Bien évidemment il m'a fallu recruter de grand commis et choisir des juges de qualité dans une période de fortes convulsions religieuses et sociales.
Je m'étais fait une règle simple empruntée à la vie courante. Juger, comme rire, étant le propre de l'homme, j'avais constaté que l'on était jeune tant que l'on passait plus de temps à rire qu'à juger, et que la vieillesse commençait le jour où on passait plus de temps à juger qu'à rire. Je fais cette remarque pour que vous me disiez comment tous vos juges sont choisis.
- Michel ROUGER
Monsieur le Chancelier, vous comprendrez que le sujet abordé mérite que nous nous y attardions.
Si vous le permettez, nous allons repasser par la case école nationale, telle que je l'ai franchie dans mon vieux jeu de l'oie de l'Etat moderne.
Les juges, appelés magistrats, qui rendent la justice devant les citoyens sont nommés par l'Etat après avoir réussi un concours qui leur permet d'intégrer ce qu'on appelle le corps judiciaire.
- Michel de l'Hospital
Ils sont organisés en corporation ?
- Michel ROUGER
Non, Monsieur le Chancelier.
De notre temps, corporations et corporatisme sont des gros mots.
La France est organisée par corps. Le corps judiciaire, bien sur, le corps médical, le corps diplomatique et bien d'autres, y compris les grands corps.
- Michel de l'Hospital
Il n'y a pas de petit corps.
- Michel ROUGER
Encore non, Monsieur le Chancelier, quoique, nous ayons les corps constitués.
- Michel de l'Hospital
Pour quoi faire ?
- Michel ROUGER
Pour aller souhaiter la bonne année au président, une fois par an, après tous les autres évidemment.
- Michel de l'Hospital
Si j'ai bien compris, tous ces jeunes hommes qui sortent de le super école des juges se voient donner le permis de juger sans que l'on sache s'ils ont appris la conduite, même dans le cas, improbable tant il y a de lois, où ils sont capables de réciter le code par cœur.
- Michel ROUGER
Monsieur le Chancelier, vous ne pouvez pas assimiler la justice et la circulation. On ne voit pas ces jeunes juges siéger avec le macaron des apprentis conducteurs à l'endroit de leur robe ou viendront, plus tard s'accrocher leurs décorations. Vraiment, vous êtes dans l'erreur.
Quoique, la circulation et la justice ont, au moins, deux points communs, les ralentissements et les embouteillages.
Plus grave encore, vous oubliez toutes ces jeunes filles, ou jeunes femmes, qui sont quasiment majoritaires à la sortie de l'école, et qui ont leur place dans la justice, comme dans la circulation d'ailleurs.
- Michel de l'Hospital
Ça promet !
- Michel ROUGER
Non Monsieur le Chancelier, s'il vous plait, cette place de nos compagnes dans la justice ne vous autorise pas au moindre commentaire sur leur place derrière un volant.
Elles font souvent un travail doublement difficile confrontées aux devoirs de leur famille et aux malheurs de la société. Certaines poussent l'abnégation jusqu'à épouser une de leurs collègues pour vivre nuit et jour dans le tracassin judiciaire. Elles méritent notre grande estime.
On en trouve même qui se passionnent pendant des années pour un dossier dans lequel elles finissent elles mêmes à subir le soupçon dont elles ont nourri le moteur de leur recherche. Quitte à prendre la plume de la littérature à la place de celle du jugement.
- Michel de l'Hospital
Jeune homme, puisque vous repassez, comme vous dites, par la case soupçon, je voudrais attirer votre attention sur une réalité séculaire, à savoir que dans une société de soupçon, l'esprit de police et l'esprit de justice sont vite confondus pour le plus grand péril du Droit.
- Michel ROUGER
Monsieur le Chancelier vous parlez d'or, mais comment voulez vous éviter d'en arriver la lorsque, du matin au soir, la rotative du journal ou la caméra de la télévision, nous font vivre le combat désespéré de l'investigué contre l'investigateur.
Comment voulez vous que, de temps en temps, un juge ne se sente pas envahi par l'esprit de police au contact du capitaine de police qui se sent ,lui, inspiré par l'esprit de justice .
Comment voulez vous éviter que le juge ne se sente pas lui même soupçonné d'être trop complaisant, ou trop dur, à l'égard de tel ou tel. Ce qui ne manque d'ailleurs pas de se produire lorsque, par une dérive destructrice, le plaideur, l'avocat et le juge entrent dans la spirale du soupçon réciproque.
- Michel de l'Hospital
Je concède que le redressement de ces dérives n'est pas évident, surtout si, comme j'ai cru le comprendre, vous avez multiplié les tribunaux jusqu'à créer une Justice plurielle, selon votre jargon.
- Michel ROUGER
C'est la caractéristique de nos institutions de comporter , grâce à la grande sagesse de notre Etat et de ses administrations, une extrême variété de régulateurs et de dispensateurs de décisions, dont il n'est pas établi qu'elles méritent l'appellation de juges et de jugements.
- Michel de l'Hospital
Rapidement jeune homme, car je commence à avoir le tournis.
- Michel ROUGER
Monsieur le Chancelier il était inévitable que j'en arrive à cette description tant notre justice est encadrée par la structure de notre Etat et le dynamisme normatif de ses administrations.
- Michel de l'Hospital
Est-ce que cette justice marche encore ?
- Michel ROUGER
Bien sur, Monsieur le Chancelier, elle marche. Quoique depuis quelques années elle refuse de marcher au pas. Et pour éviter qu'elle marche sur ses plate bandes, l'Etat a conservé ses propres cours et tribunaux qui jugent de tout ce qui le concerne face au citoyen.
Au surplus, chaque ministère, la plupart des administrations, ont leurs codes et leurs juridictions, tantôt des tribunaux, tantôt des conseils , des autorités ou des commissions. Il y en a pour tout le monde, les soldats, les concurrents, les audiovisuels, les boursiers, les assujettis à la sécurité sociale, les locataires modérés, les fermiers et les métayers, les salariés, etc etc .
Pour que vous mémorisiez, je vous propose une formule simple :
1 administration = 1 code = 1 juridiction
- Michel de l'Hospital
Comment tous ces jugements, toutes ces décisions sont elles exécutées
- Michel ROUGER
Monsieur le Chancelier un de nos humoristes, qui ne doit pas être très loin de vous, au paradis, faisait une parodie de la formation des jeunes soldats auxquels on demandait combien de temps mettait le fut d'un canon pour refroidir. La réponse juste était un certain temps.
Pour l'exécution des décisions de justice, il faut aussi un certain temps. A condition qu'on ait pas perdu la trace du condamné, qu'on ait le temps d'aller le récupérer ou le saisir, en précisant qu'on ne peut rien faire quand l'Etat est lui même condamné et refuse de s'exécuter.
On a quand même trouvé la parade. On a créé un JAP pour appliquer les peines , et un JEX pour l'exécution des jugements. Chacun d' eux peut modifier les conditions dans lesquelles la justice a été rendue, au nom du peuple et dire qu'il ne souhaitait pas qu'elle le fut ainsi.
Quand on manque de moyens et de résultats on peut toujours espérer s'en sortir avec un vocabulaire choisi.
- Michel de l'Hospital
Jeune homme tout cela est intéressant, mais je me demande comment peuvent faire tous ces juges avec tout ce qu'ils ont à juger, pour appliquer un Droit et des normes dont la production échappe à tout contrôle, en prenant des décisions dont l'exécution est aléatoire, dans un climat de pénalisation et de suspicion généralisés.
Ils ne doivent pas rire tous les matins, avec le risque de vieillir prématurément, ce qui me révolte quand je pense à toutes ces belles jeunes filles et jeunes femmes qui ont préféré l' austère robe noire de la magistrate, à la séduisante garde robe du mannequin vedette.
- Michel ROUGER
Monsieur le Chancelier, ce sentiment de révolte vous honore d'autant plus que vous appartenez au siècle de François Rabelais, dont le féminisme militant ne fut pas remarqué.
- Michel de l'Hospital
Jeune homme, je vais être obligé d'interrompre, mon portable est presque déchargé. La recharge est compliquée, au paradis, car nous vivons dans la lumière, mais sans l'électricité que vous avez sur terre.
J'ai enregistré tout ce que nous avons échangé. Je vais vous envoyer le texte à votre boite mail qu'un de vos amis qui vient d'arriver chez les bienheureux m' a donnée. Faites en bon usage.
Mon adresse e-mail est : hospital@paradis.eden
- Michel ROUGER
Monsieur le Chancelier, je n'oserai jamais prendre un tel risque. Mes amis ont été habitués à ma jurisprudence pas à mon impertinence.
De puis que j'ai pris la robe du juge on m'a imposé le devoir de parler de vous, à chaque discours, je n'ai pas eu le droit de parler avec vous.
- Michel de l'Hospital
Jeune homme, vous n'allez pas me faire regretter mon appel. Dites moi, si les fichiers de Saint Pierre sont à jour, vous avez été banquier. Vous connaissez donc la différence entre un banquier et un assureur.
- Michel ROUGER
Non, Monsieur le Chancelier.
- Michel de l'Hospital
Plus un banquier prend de risques moins il en parle.
Plus un assureur parle de risques moins il en prend.
Adieu jeune homme,
- Michel ROUGER
A plus tard, le plus tard possible, Monsieur le Chancelier.